LA TRIBUNE-OPINION, 2010: "La protection plutôt que le protectionnisme"
Pour une nouvelle industrialisation :La protection aujourd’hui, plutôt que le protectionnisme demain !
Cédric Laguerre, Senior Analyst dans l'industrie, chargé de cours à Skema Business School
Michel Henry Bouchet, Global Finance Center, Skema
Les propositions de Nicolas Sarkozy pour une concertation industrielle européenne ont au moins un mérite, celui du réalisme. La situation industrielle de la France est en effet désastreuse. L’industrie n’emploie plus que 13% de la population active après une perte de 500,000 emplois en dix ans, et sa part dans la valeur ajoutée (16%) est presque moitié moindre que celle de l’Allemagne. Pertes de marché à l’exportation, marges réduites, et faible dynamique d’investissement et d’innovation font aussi partie du diagnostic. Et ce n’est pas « la faute à l’euro » ! Mais une stratégie industrielle ne se fait pas avec un discours roboratif, même assorti de 800 millions d’euros de subventions. C’est la déformation structurelle du PIB entre industrie et services qui est en jeu, et qui résulte de la division du travail dans la globalisation.
A moins d’anémier l’économie de marché capitaliste fondée sur la concurrence et le profit, le capital et la technologie iront toujours plus vers des zones où la rentabilité est élevée. Sous la pression conjuguée de la concurrence mondiale, de la quête des gains de productivité et de la tyrannie de la « valeur actionnariale », l’industrie délocalise en permanence. L’évolution structurelle de la valeur ajoutée témoigne d’un axiome aux apparences de dogme : les services (75% du PIB) devraient être l'apanage des pays riches ; l'industrie celui des pays émergents. Quant au secteur primaire, il resterait alors le monopole de quelques pays en développement marginalisés dans la globalisation.
La désindustrialisation est aujourd’hui une menace pour les pays développés. Le tertiaire seul conduit à un essoufflement du modèle de développement. Tout nouveau service reste souvent adossé à un marché de « produit » lié à l’industrie. Mais savoir d’abord concevoir sans pouvoir ensuite produire, conduit au déficit commercial et à la perte d’emplois. Les services sont plus économes de main d’œuvre que l’industrie tandis que cette dernière stimule l’innovation qui reste au cœur du développement économique et de la croissance. Or, la R&D est l’apanage du secteur industriel qui en réalise 85%. Plusieurs points méritent donc considération :
1. Les services lucratifs reposent, de près ou de loin, sur des industries, en dehors des services "improductifs" qui de facto ne génèrent que peu de gains de productivité. Dès lors, considérer que les services sont plus « nobles » que l'industrie est une erreur stratégique.
2. Une économie de services est condamnée au déséquilibre commercial. Les revenus de services sont volatiles (finance, tourisme !) : malgré une forte valeur ajoutée, ils reposent sur l'immatériel et la confiance. Une position dominante peut ainsi chuter et disparaitre très vite. L’extinction des mastodontes Andersen Consulting, Enron et Lehman Brother, le rappelle. Un système socio-économique centré exclusivement sur les services et les technologies cognitives pose aussi des problèmes de contrôle culturel et de conditionnement mental.
3. Considérer que les pays riches seront uniquement concepteurs (cerveau) et que les pays à bas salaire seront fabricants (les bras) relève d’une vision à la fois dichotomique et surtout statique de la globalisation. Les délocalisations d’aujourd’hui transportent de l’innovation qui va nourrir la concurrence de demain ! Les BICs (Brésil-Inde-Chine) deviennent compétitifs sur toute la chaine de valeur. Des secteurs industriels innovants, jusqu’à présent chasse gardée des pays développés (spatial, aéronautique, logiciels…), sont désormais au cœur des stratégies industrielles de ces pays émergents. Les délocalisations schizophrènes (marchés de production à bas coût et marchés de distribution à revenu croissant) témoignent d’une prophétie d’échec auto-réalisante qui enthousiasmerait Marx.
4. Enfin, la concurrence pour les parts de marché se double d’une guerre économique pour les approvisionnements en matières premières, en ressources de sécurité alimentaire, en biens d’équipement, en biens de consommation, et même aussi en produits « cognitifs ». Même les microprocesseurs conçus par les firmes américaines sont produits en dehors de leurs frontières, souvent en Asie. La menace d’un chômage endémique dans les pays développés vient autant d’un « made in China » que d’un « made by China ».
Passer d’un modèle industriel à un modèle tertiaire conduit à une impasse : la capacité d’innovation se réduit, la croissance s’essouffle, et les transferts de technologie augmentent la dépendance commerciale et engendrent à terme une nouvelle concurrence. Seule solution : une nouvelle politique industrielle, au niveau européen. Pour éviter que la France ne se réduise à devenir une terre agricole sans paysans avec des ateliers industriels sans ouvriers, il faut définir des secteurs stratégiques compétitifs et les préserver (subventions, fiscalité adaptée, surveillance des risques de contrôle par des investisseurs étrangers). Les régions doivent prendre un rôle clé dans la capitalisation des PMEs comme le font bien les Länder allemands. Mais la production nationale doit d’abord être assurée d’un niveau suffisant de demande solvable. Pour inciter à consommer des produits nationaux, une « préférence régionale européenne » doit être adossée à des quotas européens de produits manufacturés. Un système de bonus/malus à base de cotisations sociales plus ou moins élevées pourrait alors inciter les distributeurs à privilégier les productions créatrices d’emplois, et être ainsi un juste retour pour le contribuable. La baisse des cotisations reçues par les firmes jouant la carte nationale permettrait de rétablir leur compétitivité par un système d’écluse fiscale réduisant l'écart de prix entre les produits "outsourcés" et les produits nationaux.
Une telle stratégie de relance industrielle implique un rôle proactif et incitatif de l’État, en phase avec les objectifs de Lisbonne. En bref, plutôt Keynes et Krugman, que Friedman… Une protection ciblée permettra d’éviter le protectionnisme, forcément crisogène. Cette stratégie rétablirait un équilibre avec les politiques discriminatoires, souvent déguisées, de pays qui utilisent un libéralisme asymétrique. A l’image de la croissance de l’après-guerre qui a dû son succès à l’intervention des États, une nouvelle politique industrielle pour une croissance durable implique aujourd’hui un rôle moteur de l’autorité publique.