Il en est de la géopolitique comme de la finance, tout est affaire de catégories. On distingue ainsi les actifs pourris des actifs volatils, stables ou sans risque. De même, on peut distinguer les régimes «pourris» où la tyrannie désespère les plus optimistes observateurs (Corée du Nord, Côte-d’Ivoire sous Gbagbo, Kirghizistan, Cuba, Zimbabwe, Turkménistan, Syrie…) des régimes volatils où la confiscation du pouvoir par un clan s’accompagne de libéralisation économique (Russie, Vietnam, Nigeria, Mexique, Maroc…) et des régimes «déliquescents» (Gabon, Cameroun, Congo, Venezuela, Tunisie sous Ben Ali, Algérie sous Bouteflika…).
La différence, assez arbitraire, entre ces groupes tient au degré de répression auquel des clans corrompus ont recours pour se maintenir au pouvoir. La question se posait jusqu’en mars 2012 de la catégorie où ranger le Sénégal sous Wade, à la veille d’un troisième scrutin ?
Dans un continent en proie à la violence ethnique et politique, la situation sénégalaise se présente au départ sous un jour favorable. Premier pays à avoir envoyé un député africain à l’Assemblée nationale française en 1914, la culture démocratique y est plus enracinée qu’ailleurs. Après une période post-indépendance agitée, à partir de 1970, le régime se libéralise progressivement sous la houlette de Léopold Sédar Senghor, son président poète. Le multipartisme trouve des espaces de liberté et Abdoulaye Wade, alors leader de l’opposition, se positionne comme une force alternative crédible. En 1980, Senghor renonce au pouvoir sans attendre la fin de son mandat et s’en va rejoindre l’Académie française. Son dauphin, Abdou Diouf, gouvernera pendant deux décennies, alternant les périodes d’ouvertures et les reculs démocratiques. En 2000, il cède la place à Wade, le vieil opposant, dans ce qui apparaît comme l’une des premières élections libres et transparentes en Afrique de l’Ouest. Le contraste est alors saisissant entre la Côte- d’Ivoire qui s’enfonce dans la crise post- Houphouët-Boigny et le Sénégal à la «maturité démocratique» naissante.
Les dix dernières années ont montré la fragilité de ce processus. Abdoulaye Wade, celui qui devait parachever la démocratie sénégalaise, en devenait le fossoyeur. Sitôt élu, il ajuste le régime politique selon ses besoins : une de ses premières décisions est de dissoudre le Conseil économique et social et le Sénat. Il les rétablit en 2007, mais en nommant chacun des 65 sénateurs. Il modifie plusieurs fois la Constitution sans consultation des Chambres parlementaires, établissant le quinquennat en 2001 puis en rétablissant le septennat en 2008. Il briguait en 2012 un troisième mandat au mépris des règles démocratiques et grâce à la validation d’un Conseil constitutionnel aux ordres.
Le pays, qui s’enorgueillissait de sa presse indépendante et satirique avec un Cafard libéré, était classé en 2002 au 47e rang de la liberté de la presse par Reporters sans frontières. Il pointe aujourd’hui à la 93e place. Depuis 2000, les prisons sénégalaises accueillent régulièrement les journalistes critiques à l’égard du régime, quand ils ne sont pas agressés en toute impunité.
Et pourtant, depuis dix ans, le Sénégal a bénéficié d’un traitement auquel seuls les pays les plus vertueux en termes de gouvernance peuvent prétendre. Une réduction exceptionnelle de la dette lui a été accordée par les gouvernements du Club de Paris en octobre 2000, suivi d’une réduction du stock de dette octroyée en juin 2004, avec l’appui du FMI dans le cadre d’un programme destiné à «encourager désendettement et réduction de la pauvreté par la participation de la société civile au processus de développement». En cautionnant les errements du régime Wade, les créanciers occidentaux et les institutions internationales ont favorisé l’érosion de la gouvernance au Sénégal. Le pays se trouve classé au niveau de la corruption 112e sur 182, entre la Moldavie et le Vietnam. Tordant le cou à la Constitution en briguant un troisième mandat, Abdoulaye Wade, à 85 ans, semblait sur le point de rejoindre les Gbagbo, Ben Ali, Bongo et Eyadema, cohorte de despotes que l’on croyait d’une époque révolue. Cependant, grâce à une mobilisation citoyenne exceptionnelle, le peuple sénégalais s’y est opposé dès le premier tour du 26 février, puis a transformé l’essai lors du second, le 25 mars. Sur fond de chômage, d’inflation, d’inégalités socio-économiques insupportables, et de corruption, les déçus du sopi - «le changement» en wolof - promis par Wade, ont rassemblé une large part des classes urbaines devenues sourdes à la démagogie et au populisme.
Abdoulaye Wade accepte donc sa défaite avant même l’annonce des résultats définitifs de son challenger, Macky Sall, l’ancien ministre des Mines, puis Premier ministre et président de l’Assemblée nationale qui a d’abord salué «la victoire du peuple sénégalais». La tâche reste dure pour transformer la croissance économique du Sénégal en développement soutenable et partagé. Mais au moment où son voisin, le Mali, renoue avec la pratique africaine du coup d’Etat, le Sénégal de Macky Sall, tout comme la Côte- d’Ivoire de Ouattara, témoignent qu’il n’y a pas de fatalité en Afrique pour voir émerger, enfin, la démocratie. Elle en a bien besoin.