L’Empire chinois aux portes de l’Europe ?

Il apparait, ici et là, des analyses fébriles annonçant le déclin inexorable du « modèle » chinois miné par une triple bulle –immobilière, boursière et bancaire-, et de plus, pour les moins myopes, par une contradiction inhérente à un développement économique de marché, mais centralisé et sous l’égide d’un système politique potentiellement répressif. On en veut pour preuve le déclin « officiel » du rythme de croissance du PIB à 6,9% en 2015, soit le plus faible depuis 25 ans, et celui des réserves de change qui, bien que substantielles, ont perdu quelque 500 milliards de dollars depuis la mi-2015 à la suite du soutien aussi vain que coûteux du marché boursier et du cours du Yuan. Un tel diagnostic est souvent celui d’observateurs qui n’ont poussé leurs enquêtes bien au-delà du terminal de Pudong et des gratte-ciels de Shanghai ou des salles de conférence de Beijing.

La réalité est en fait plus complexe mais aussi plus inquiétante. La Chine amorce trois révolutions stratégiques simultanées de son modèle de développement. La première est bien connue : il s’agit de rééquilibrer les moteurs du développement économique axés depuis trente ans sur une progression insoutenable de l‘investissement en infrastructures financé par le système bancaire, formel ou parallèle. La priorité est de stimuler consommation et production de services, y compris pour moderniser la Chine et donner à ses classes moyennes l’accès aux biens de consommation qu’elles observent grâce à la vitrine des nouvelles technologies.

Cette révolution est bien avancée puisque l’essentiel de la croissance en 2015 provient de la « nouvelle économie », tirée par la consommation et les services : ces derniers, conséquence de la bulle financière, représentent désormais plus de la moitié du PIB. La consommation a atteint près de 58% du PIB tandis que la FBCF se réduit à environ 44%. La recherche et le développement est devenue une priorité nationale, et son taux atteint plus de 2% du PIB, équivalent à celui de l’OCDE. Alors que les dépenses de recherche scientifique et technologique de l’OCDE freinent, celles de la Chine ont doublé entre 2008 et 2012. Depuis lors, la Chine a dépassé les Etats-Unis et le Japon dans le dépôt de brevets.

Tout n’est pas simple, toutefois, dans cette transition. L’héritage de la « vieille économie » est lourd : le poids de la dette atteint près de trois fois le PIB, les banques sont lestées de créances non performantes et souvent sous-capitalisées, la surcapacité en production d’acier et de ciment engendre la déflation (et casse la croissance des pays fournisseurs de matières premières en Afrique et en Amérique latine), et le ralentissement économique freine l’intégration des classes encore « prolétariennes » de l’Ouest, même si elles bénéficient de transferts de production que leur vaut un coût de main d’oeuvre inférieur à celui de la région côtière. C’est une course contre la montre ou plutôt contre la démographie, car beaucoup de chinois seront vieux avant d’être riches : la relance démographique impulsée fin-2015 arrive trop tard, le taux de fertilité a chuté à 1,5 enfant/femme, et en 2050 le ratio d’actifs sur retraités sera de 2/1 contre 6/1 en 2000, avec des conséquences dramatiques sur les financements de retraite et sur la productivité. Cette révolution concerne indirectement l’Europe car le changement de braquet économique va générer des forces centrifuges : l’inflation va augmenter du fait de l’affaiblissement du Yuan, les écarts de revenus, déjà considérables, vont augmenter ; l’accès aux technologies de communication, très contrôlées par le pourvoir central, attisent les frustrations. Les autorités chinoises auront recours de plus en plus à la répression pour maintenir la cohésion requise par la restructuration du modèle économique, ignorant les appels au respect des droits de l’homme.

La seconde révolution est plus complexe : son enjeu est de réduire la dépendance du modèle économique chinois de sources d’approvisionnement en matières premières et aussi de réduire l’incidence des surcapacités de production. Elle a un impact sur l’Europe. La Chine investit massivement, à la fois sur les marchés boursiers et directement dans l’industrie européenne, moins protégée que celle des Etats-Unis. Depuis 2015, les investissements chinois dans l’économie globale dépassent les entrées d’investissements étrangers et atteignent environ 120 milliards de dollars. Les capitaux chinois contrôlent aujourd’hui Volvo, mais aussi Saab, ou Putzmeister, symbole du Mittlestand allemand, et plus récemment Intermix, dans le secteur cimentier. Les investissements en Asie du sud-est et en Afrique ont pour objectif de transférer des productions moins rentables du fait de la montée des coûts salariaux, ou de contrôler les sources de production de matières premières réimportées en Chine, ou encore de contourner les obstacles commerciaux élevés par les pays de l’OCDE.

La troisième révolution est le produit de la seconde : le centre de gravité de l’économie chinoise se déplace à l’Ouest, vers le Yunnan et le Xinjiang, têtes de pont de la stratégie d’influence en Eurasie. Cette révolution concerne aussi l’Europe car la Chine a amorcé une stratégie d’influence économique et géopolitique en Asie centrale jusqu’aux marches de l’Europe : cette nouvelle route, non plus de la Soie comme au premier millénaire, mais plutôt la « Belt and Road » ou « Route Economique Eurasie », va s’étendre de la Birmanie à la Turquie et aux pays du Golfe Persique. Elle rassemble 16 pays autour de la Chine. Ce projet transcontinental permettra d’importer gaz, pétrole et minerais et d’exporter des produits finis, tel l’acier pour lequel la Chine est en surcapacité structurelle. L’infrastructure de communications sera financée par les agences multilatérales telles que la BEI, la Banque Asiatique de Développement, et la nouvelle Banque de Développement d’Infrastructure, que continuent à ignorer les Etats-Unis.

Au total, l’Europe ne peut faire l’impasse d’une réflexion stratégique d’urgence. Le maintien de la cohésion sociale en Chine va requérir une double politique, à la fois de contrôle social et de répression, et aussi le recours à une politique nationaliste agressive, à l’extérieur des frontières. L’Empire chinois entend reprendre le rang qu’il avait perdu au XIX° siècle quand sa puissance économique atteignait le tiers du PIB mondial. Henry Kissinger vient de rappeler dans « World Order » que la Chine n’a jamais complètement acquiescé au système international d’Etats indépendants, égaux et souverains dit « de Westphalie », dont elle n’a pas contribué à définir les règles. Elle entend aujourd’hui rétablir sa prééminence commerciale, économique, bientôt financière, et déjà géopolitique.

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